Ses créateurs voulaient un Internet sans frontières, libre, ouvert et interopérable, qui relie les Hommes. Pourtant, nous assistons plutôt aujourd’hui, à la « division ou l'éclatement de l'Internet unifié, ouvert et mondial, en réseaux plus petits et isolés ».

Ses créateurs voulaient un Internet sans frontières, libre, ouvert et interopérable, qui relie les Hommes. Pourtant, nous assistons plutôt aujourd’hui, à la « division ou l'éclatement de l'Internet unifié, ouvert et mondial, en réseaux plus petits et isolés »1. Un phénomène envisagé dès la fin de années 1990, quand des chercheurs du MIT s’inquiétaient de ce que le développement d’Internet pourrait aussi bien donner naissance à un « village global » qu’à des « cyber Balkans »2. Une « balkanisation » à l’œuvre depuis près de 20 ans, poussée par une logique de compartimentalisation et de territorialisation d’Internet sur fond de rivalités géopolitiques et commerciales, et qui n’est pas sans conséquences.

By S&D Magazine

 

Un Internet, des Internets

« Great Firewall » chinois, RuNet russe, RIN iranien… La multiplication de réseaux concurrents, ou alternatifs, inquiète : Internet est-il en passe de devenir des Internets ? D’autant que ces exemples ne sont que la partie émergée d’un phénomène bien plus tentaculaire et plus profond. Concernant aussi bien la couche physique que logique, la fragmentation d’Internet prend aujourd’hui plusieurs formes. Technique d’abord, sous l’effet de mesures susceptibles d’interrompre ou restreindre la connectivité au sein du réseau Internet. Elles concernent en particulier les infrastructures de nommage, d’adressage et de routage, comme les protocoles alternatifs « New IP » proposés par la Chine dès 2018, ou plus récemment « IPv6+ » soutenu notamment par la Chine, la Russie ou l’Iran. Fragmentation (géo)politique ensuite, avec une tendance à « l’alignement d’Internet sur leurs frontières terrestres par les États » explique Julien Nocetti, chercheur à l’IFRI et au centre géopolitique des technologies. Tendance qui passe à la fois par des instruments juridiques et politiques : « les politiques de (re)localisation des données, qui n’ont pas forcément pour objectif la fragmentation d’Internet mais y contribuent de fait ou les mesures de coupures au réseau global, qui sont elles bien intentionnelles. » précise le chercheur. En hausse constante avec 283 actes recensés en 2023 pour 187 en 20223, elles sont souvent le fait de régimes autoritaires (Russie, Chine, Iran), mais aussi de pays comme l’Inde : 167 à elle seule en 2023 à des fins politiques et sécuritaires, en particulier au Cachemire.Fragmentation économique et commerciale enfin, poussée tant par des stratégies protectionnistes, Chine et Etats-Unis en tête, que par « le développement de logiques propriétaires des géants du numérique, qui constituent des écosystèmes technologiques incompatibles et interdisent l’échange de données entre leurs applications. » expose Julien Nocetti : Apple, Meta, Amazon ou Google…

 

Un glissement inévitable ?

Comment en est-on arrivé là ? « Si Internet a longtemps été présenté par la diplomatie américaine comme une infrastructure globale afin de défendre ses propres intérêts, l’instrumentalisation de son ossature, privatisée, représente désormais l’un des déterminants-clés des dynamiques de « fragmentation » »5 analyse Julien Nocetti. De fait, la fragmentation d’Internet traduit autant qu’elle ne témoigne du rééquilibrage de rapports de force sur la scène internationale. « Les relations internationales du numérique sont aujourd’hui largement façonnées par la rivalité entre les écosystèmes chinois et américains. Une partie de la recomposition qui est à l’œuvre dans l’espace numérique aujourd’hui se joue autour de ces deux blocs politiques et juridiques. » précise le chercheur. En témoigne l’âpre bataille que ces deux États se livrent pour exploiter la fragmentation à leur profit. Dès 2019 par exemple, une directive chinoise, non publiée, envisageait de supprimer l'ensemble du matériel étranger de son administration d'ici 2022.6  L’année suivante, l’administration Trump présentait elle son projet de Clean Network, qui imaginait débarrasser les réseaux américains des opérateurs, équipements et applications, chinois « non fiables ». Le discours est aujourd’hui moins belliqueux. En 2022, les États-Unis ont rejoint l’Union européenne (UE) et une dizaine de partenaires dans une « Déclaration sur le futur d’Internet » dans laquelle ils se disent « favorables, pour l'avenir, à un internet ouvert, libre, mondial, interopérable, fiable et sûr. »7 Un combat contre la fragmentation d’Internet que l’UE prend très à cœur. Dans sa Boussole numérique qui établit des objectifs pour 2030, elle rappelait dès 2021 le droit pour tous à un « accès universel aux services internet » et souhaitait alors « montrer la voie vers une coalition plus large de partenaires partageant les mêmes valeurs » qui « défend[raient] l’internet ouvert et décentralisé, reposant sur un seul et unique « world wide web ». »8 La position de l’UE pourrait toutefois s’avérer difficile à tenir - et à mettre en œuvre - au vu du contexte géopolitique actuel qui contribue plutôt à accélérer ce morcellement d’Internet : si l’Union ne peut se résoudre pour des questions politiques, commerciales et de valeurs, au maintien du statu quo ou à accepter la fragmentation, elle n’a sans doute pas non plus les moyens de s’y opposer. « Y résister suppose que nous, Européens, puissions peser dans ce jeu entre deux acteurs extrêmement puissants que sont la Chine et les Etats-Unis et porter un discours d’autonomie. Et on ne semble pas en prendre le chemin aujourd’hui. » rappelle Julien Nocetti.

 

Des conséquences bien réelles

Si la fragmentation d’Internet préoccupe, c’est qu’elle offre des perspectives peu enthousiasmantes. « L’accès aux sites Web, aux plateformes et aux services dépendra de qui nous gouverne et où nous nous trouvons. Le contenu sera sélectionné et disponible uniquement en fonction de l'approbation ou de la sanction d'un gouvernement ou d'une entreprise particulière. Dans certaines juridictions, des services cesseront d’être disponibles. Internet pourrait devenir un ensemble de réseaux isolés, à l'interopérabilité inefficace ou perturbée. »9 alerte l’Internet Society. Le risque ? Des inégalités d’accès à certains services dont certains essentiels, l’exposition à la désinformation et la propagande, ou encore la robustesse et de résilience du réseau Internet. Et in fine, la perte de confiance dans ce réseau conçu pour être universel et dont l’instrumentalisation à des fins politiques et commerciales menace la stabilité de l’espace numérique et le bien-être de ses usagers. Il en va aussi de la confiance dans le modèle démocratique. Car « avec les meilleures intentions - lutter contre la haine en ligne par exemple -, certains régimes démocratiques semblent désireux de modifier les protocoles informatiques eux-mêmes, et combattre ainsi des violations de la loi avec des solutions techniques. »10 rappelait Pierre Bonis, DG de l'Afnic. « Au sein de l’UE, certains États membres ont pu, depuis le cycle terroriste de 2015-2016, tenir un discours et des pratiques qui peuvent donner à s’interroger, notamment interdire certaines applications comme Tik Tok. La France est d’ailleurs l’un des pays qui a été le plus loin, notamment en Nouvelle Calédonie. » souligne Julien Nocetti. Des pratiques qui montrent que derrière les discours, « le camp occidental n’est pas toujours cohérent et nous sommes loin d’être irréprochables. » poursuit le chercheur et de conclure : « c’est un point de vulnérabilité qui est bien identifié par les États autoritaires et qui peut être pointé du doigt comme l’imposition de doubles standards. » Et c’est donc sans surprise que les chefs d’États réunis à New York en septembre 2024 se sont engagés à lutter contre la fragmentation d’Internet : « Nous savons qu’Internet est une ressource mondiale indispensable à une transformation numérique inclusive et équitable. Pour qu’il profite pleinement à toutes et à tous, il faut qu’il soit ouvert, planétaire, interopérable, stable et sûr. »11 Reste à savoir si ces engagements résisteront à la réalité des rapports de force sur la scène internationale.

 

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1 Internet-Fragmentation-Advocacy-Toolkit-FR.pdf (internetsociety.org)
2 CyberBalkans 1.6 - APA (mit.edu)
3 #KeepItOn: fighting internet shutdowns around the world - Access Now
4 ibid
5 Un Internet en morceaux ? Fragmentation d’Internet et stratégies de la Chine, la Russie, l’Inde et l’Union européenne
6 La Chine veut supprimer tous les logiciels étrangers de son administration d'ici à 2022 | Les Echos
7 Déclaration sur l'avenir de l'internet (europa.eu)
8 eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:52021DC0118&from=cs
9 Internet-Fragmentation-Advocacy-Toolkit-FR.pdf (internetsociety.org)
10 Fragmentation d'internet : un risque réel ? (latribune.fr)
11 n2425290.pdf (un.org)