Dans un contexte de domination américaine et chinoise en matière d’IA, la maîtrise des données devient un impératif stratégique. Souveraineté numérique, transparence des algorithmes et sécurisation des données s’affirment comme les piliers d’une autonomie technologique européenne qui reste encore à construire. « Osez l’IA » clame le gouvernement, mais qu’en est-il dernière les slogans ?

Dans un contexte de domination américaine et chinoise en matière d’IA, la maîtrise des données devient un impératif stratégique. Souveraineté numérique, transparence des algorithmes et sécurisation des données s’affirment comme les piliers d’une autonomie technologique européenne qui reste encore à construire. « Osez l’IA » clame le gouvernement, mais qu’en est-il dernière les slogans ?

By S&D Magazine

 

Des risques de souveraineté induits par l’émergence de l’IA

Paris, février 2025. Le Sommet pour l’action sur l’Intelligence Artificielle fait grand bruit dans la capitale française, réunissant des milliers d’acteurs du secteur provenant d’une centaine de pays. Chefs d’États, organisations internationales, entreprises, étaient réunis pour échanger sur l’avenir de l’IA et sa réglementation. Parmi les sujets discutés : la souveraineté et la maîtrise des données. En matière d’IA, l’hégémonie américaine est sans appel.

En 2024, les USA ont développé 40 modèles d’IA jugés notable contre 15 pour la Chine et… seulement 3 pour l’Union européenne1. L’IA exacerbe les enjeux liés à la souveraineté des données, à mesure qu’elle s’impose dans les processus stratégiques des entreprises et des États. En cause : la nécessité, pour l’entraînement des IA, de s’appuyer sur un nombre de données massives, parfois sensibles, voire personnelles. Une dépendance structurelle dont bénéficient largement les géants américains et chinois, qui dominent l’écosystème mondial, créant une vulnérabilité stratégique pour les acteurs européens.

Pour ne rien arranger, le cadre juridique renforce cette asymétrie puisque le Cloud Act autorise les autorités américaines à accéder aux données stockées par des entreprises américaines, y compris lorsque ces dernières sont hébergées sur des serveurs situés en Europe. Une réalité qui met à mal les ambitions de souveraineté numérique de l’Union. Le manque de transparence algorithmique s’ajoute à cette fragilité, qui pose des questions de transparence, de confiance et de responsabilité.

Paris, juillet 2025. Le gouvernement annonce le plan « Osez l’IA », un programme national dont l’objectif est d’accélérer l’adoption de l’IA dans toutes les entreprises nationales : grands groupes, ETI comme PME. L’ambition est claire : faire de l’IA un outil accessible, concret et utile pour toutes les entreprises françaises, où qu’elles soient, quel que soit leur secteur, d’ici 2030. Au programme : Académie IA, formations gratuites, diagnostics data IA, catalogues de solutions, prêts garantis par l’Etat, ambassadeurs IA et rencontres d’affaires. « Les pouvoirs publics doivent dorénavant protéger en imposant aux entreprises présentes sur le sol européen l’usage d’un pourcentage minimum d’outils européens. Les Américains le font, les Chinois le font, pourquoi pas nous ? » questionne Homeric de Sarthe, directeur général de Craft AI2.

L’Europe doit se positionner

L’Europe n’a plus le choix. « Le combat pour la souveraineté numérique est avant tout un combat politique. Le sommet de Paris sur l’IA doit être une opportunité pour la France d’affirmer une vision claire. Que voulons-nous ? Un rôle d’acteur ou de spectateur ? Hissons-nous au niveau des autres puissances mondiales par un plan ambitieux. La Fondation pour l’IA est capable de porter cet espoir et ce potentiel à condition de se concentrer sur ces axes stratégiques et de garantir le plein support politique de leur adoption. Il n’est pas trop tard pour agir, mais chaque mois d’inaction creuse un retard difficile à rattraper. Nous possédons les infrastructures et les talents nécessaires ainsi que des premiers projets prometteurs (Prometheus-X, EONA-X, TEMS, Pleias, LightOn, Mistral, Albert, Outscale, Giskard, CleverCloud, OpenLLM, etc.). Ce dont nous avons besoin, c’est d’un engagement politique fort » notait une tribune signée par plusieurs acteurs du secteur dont Philippe Latombe, député de la Vendée ou encore Bernard Benhamou, secrétaire général de l’Institut de la Souveraineté Numérique.

« Si l’Europe ne parvient pas à s’organiser pour maîtriser ses dépendances, si les démarches qu’elle a engagées en matière législative et en termes d’investissement ne produisent pas les effets escomptés à court terme, son économie sera confrontée à trois risques systémiques : le risque géostratégique, le risque économique et le risque législatif. La souveraineté n’est donc pas un luxe, c’est une nécessité stratégique. Nos propositions sont des actions concrètes et nous sommes déterminés à contribuer à leur mise en œuvre »3 poursuit la tribune tricolore.

Désireuse d’emprunter une “troisième voie” face aux géants américains et chinois, l’Europe cherche donc à se positionner. Et comme souvent, elle entend passer par la régulation du secteur mais aussi favoriser l’innovation et la recherche pour favoriser l’émergence d’une IA frugale, explicable (capable de justifier ses décisions et préservant l'autonomie humaine) tout en conservant la souveraineté des données. Il y a quelques mois, l’UE annonçait une vingtaine de milliards d’euros d’investissements pour construire 5 AI giga-factories qui permettraient d'entraîner des modèles d’IA bien plus complexes que ce qu’offrent les capacités actuelles. Un premier jalon posé sur un chemin encore long vers la souveraineté numérique.

« Les sociétés européennes peuvent se spécialiser dans la création et le déploiement d’IA spécialisées et à forte valeur ajoutée, plutôt que de vouloir concurrencer un outil idyllique, global, générique et universel. Mais les infrastructures restent trop petites et entièrement dépendantes des équipements américains fabriqués en Chine et intégrant des puces taïwanaises. » souligne Homeric de Sarthe4.

Concilier IA et maîtrise des données

Plusieurs stratégies permettent déjà aux entreprises de concilier maîtrise des données et utilisation de l’IA car le recours incontrôlé à ces outils soulève de réelles problématiques.

Près d’un salarié sur deux a déjà utilisé l’IA dans le cadre de son travail sans en avertir ses supérieurs et seulement 9 % des salariés français peuvent se référer à une charte éthique concernant l’usage de l’IA et / ou à un référent en la matière5. De fait, de nombreuses organisations adoptent une approche hybride en combinant des infrastructures on-premise pour héberger les données les plus sensibles, des cloud dits souverains pour les applications requérant davantage de flexibilité, et des services de cloud public pour les usages moins critiques. Cette stratégie permet d’ajuster le niveau de sécurité en fonction de la sensibilité des données, tout en optimisant les coûts et l’agilité opérationnelle. Le Retrieval-Augmented Generation (RAG) permet la génération de réponses précises en limitant le besoin de transfert de données vers des services externes. La confidentialité des données est ainsi préservée et les salariés peuvent utiliser la plateforme d’IA en toute sécurité.

Autre technique : le fine-tuning local. Particulièrement adapté pour des métiers spécialisés avec une terminologie technique précise, le fine-tunning local permet d’ajuster un modèle pré-entraîné avec les données de l’entreprise et de personnaliser l’IA selon les besoins spécifiques liés à l’activité tout en conservant les données sensibles au sein de l’infrastructure et d’améliorer le modèle grâce aux cas d’usages fournis.

Un centre hospitalier français a ainsi développé une solution d’IA pour analyser les images médicales. Utilisant un modèle d’IA open-source fine-tuné local avec des données anonymisées, l’infrastructure certifiée Hébergeur de Données de Santé s’appuie également sur un système RAG pour l’aide au diagnostic. Résultat : une hausse de 30 % de la précision des diagnostics, des délais de prise en charge raccourcis, et une confiance accrue des patients quant à l’utilisation de leurs données.

Outre la santé, c'est aussi l’éducation qui investit ce champ. Le projet "Maîtrise des données à l'ère de l'IA pour l'éducation"(AI-DL) lancé en janvier 2025 a pour objectif de renforcer, par l’expérience concrète de solutions utilisant l’IA, la maîtrise des données par les enseignants et les élèves à l'ère de l'intelligence artificielle. Son objectif principal : doter les acteurs éducatifs des compétences nécessaires pour naviguer efficacement et éthiquement dans les technologies de l'IA. Le projet développe un cadre de maîtrise des données et un parcours de formation en ligne, intégrant des communautés de pratiques collaboratives dans les écoles. Ces communautés réunissent enseignants, chefs d’établissement et élèves pour tester des approches innovantes. Leurs retours serviront à orienter les politiques éducatives. Résultats attendus pour 2028 pour les 7 pays européens engagés : l'Espagne, la France, l’Irlande, l'Italie, la Lituanie, le Luxembourg et la Slovénie.

La course à l’intelligence artificielle n’est pas seulement une affaire d’innovation technologique, mais se veut une question stratégique de puissance, politique et économique.

« L’IA est considérée comme une boîte noire avec des pouvoirs magiques. Former sur l’IA et les possibilités qu’elles offrent permettra de réduire les débats stériles. Il faut se focaliser sur les cas d’usages et les bénéfices que l’on peut en tirer. Les PME sont les reines de l’agilité. Si elles y voient un gain de productivité, et donc de compétitivité, elles adopteront la solution. » soutient Homeric de Sarthe6. Souhaitons que celle-ci soit européenne…

 

 

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1Can EU’s €200B ‘InvestAI’ Initiative Close Europe’s AI Gap with U.S. and China?
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